O comme Odessa

Ecrit par

Brigitte Billard

Publié le

Temps de lecture : 8 minutes




Aucun thème précis pour cette nouvelle participation du blog au Challenge AZ initié par Sophie Boudarel, de la Gazette des ancêtres, juste une promenade à la rencontre de personnes ou d’anecdotes rencontrées au cours de mes recherches


Il y a bien longtemps que je ne vous ai pas parlé d’Adèle sur ce blog. Adèle, la grand-mère de mon mari. Adèle, dont les plus anciens lecteurs se souviendront. Adèle, qui pendant longtemps, avec son fils dans les bras, fut l’avatar de mon compte Twitter.

Adele Louise Kühner, née le 8 février 1886 à Odessa, Empire russe, morte le 2 mars 1955 à Paris.

Entre ces deux dates, l’histoire, celle avec un H majuscule, a bousculé la vie de cette jeune fille, lui composant un destin hors du commun, une vie comme un roman.

Une jeune fille comme les autres, à l’aube du XXe siècle

Adele nait le 8 février 1886, dans la ville d’Odessa, sur les bords de la Mer Noire. Née dans une ville cosmopolite, imaginée par un Français, appartenant à l’Empire Russe, Adele est une petite fille aux origines pluri-culturelles.

Son père Eduard Jacob Kühner, bien que né à Odessa lui aussi, est toujours citoyen du Baden-Wûrtemberg, en Allemagne. Le père d’Edouard, Wilhelm Albert Kühner, a quitté Stuttgart vers 1830 pour venir s’établir à Odessa, comme de très nombreux migrants allemands à l’époque. Certains sont partis pour des raisons religieuses, d’autres comme Wilhelm pour des raisons économiques. On les appelle les Allemands de la Mer Noire. Rares sont ceux qui se sont assimilés dans la population russe ou ukrainienne. Ils ont un peu partout créé des villages où la culture et la langue allemande sont de rigueur, où on se marie entre soi.

Sur la mère d’Adele, Teresa Porro, je ne sais presque rien, sauf ce que la légende familiale nous a transmis. Elle serait née le 14 mai 1848 – la date était mentionnée sur une bible familiale, tradition luthérienne, rapportée par la soeur ainée d’Adele, et malheureusement vendue depuis par un de ses descendants. Teresa, donc, est née à Venise, et a fui la ville quand sa famille a été décimée par une des nombreuses épidémies de choléra. Elle a rejoint des cousins qui vivaient à Odessa, probablement Louis Porro, qui est le parrain d’Adele, sans que j’en sache plus sur lui.

Depuis longtemps, les relations commerciales entre Venise et Odessa ont été florissantes, et il y a même encore aujourd’hui un palais Porro à Odessa.

En 1827, un certain marquis de Castelnau a publié un livre sur Odessa, ville nouvellement créée. Voici ce qu’il disait sur la population et le commerce entre Odessa et Venise

Le 1er septembre 1868, Eduard Kühner, le citoyen luthérien du Baden-Würtemberg, 23 ans, épouse Teresa Porro, jeune vénitienne de 20 ans, orpheline, catholique, à l’église luthérienne Sankt Peter d’Odessa.

Ensemble ils vont avoir sept fils et quatre filles, dont quatre enfants meurent en très bas âge.

Adele est la petite dernière.

Enfants Kuhner – Odessa vers 1890 – Connection privée

Elle n’a que trois ans quand sa mère, pourtant bien jeune encore, décède, en 1889. C’est probablement Emilie, la soeur ainée, avec laquelle Adele a eu toute sa vie des liens très proches, qui du haut de ses 18 ans prend les plus petits sous son aile.

Adele adolescente fait des études. Elle passe un diplôme de télégraphiste, qu’elle obtient en 1906, l’année de ses 20 ans.

Deux ans plus tard, Eduard Kühner, le père de famille, décède. Presque tous ses enfants sont semble t’il installés, ont un métier, une famille. Adele figure alors sur un certain nombre de photos, avec la famille de sa grande sœur Emilie, ou celle de son frère ainé Carl August.

Famille Kuehner – Odessa – début 20ème siècle
Odessa – Famille Kühner – Collection personnelle

Quand et comment Adele a t’elle rencontré Michel Snejkovsky, officier dans la marine, grand et beau garçon aux yeux clairs, orthodoxe, né dans les plaines ukrainiennes ? L’histoire n’est pas venue jusqu’à moi, mais c’est en tout cas une histoire d’amour, d’un amour qui va être le seul point d’ancrage dans une vie d’exode.

Michel Snejkovsky – vers 1900 – collection privée

Adele Kühner et Michel Snejkovsky se marient le 16 octobre 1909, en l’église orthodoxe Saint Nicolas d’Odessa. Il a 33 ans, elle en a 23.

Certificat de mariage – collection privée – Page 2

Michel est souvent absent, parcourant les mers, principalement la route maritime Odessa – Nagasaki – Shangai – Vladisvostock pour le compte de la Russian Volunteer Fleet. Il gagne correctement sa vie, et le couple s’installe dans un agréable appartement à Odessa, boulevard des Français. Tout de suite, Adele est enceinte. Mais l’accouchement est compliqué, la mère et l’enfant survivent, mais le médecin est formel. Un second enfant ferait courir un risque mortel à sa mère. Boris, né le 23 juillet 1910, sera donc le seul enfant d’Adele et de Michel.

Un enfant précieux, qu’ils vont chérir.

Le petit Boris est un enfant fragile. Pour sa santé la mère, l’enfant, la bonne et la nourrice s’installent à la campagne, dans les environs d’Odessa, et ont une chèvre, dont le lait est indispensable à l’enfant.

Lorsque le Vladimir, le navire que commande maintenant Michel, fait escale à Odessa, la famille est réunie, et souvent se retrouve pour un déjeuner entre amis, parfois avec la famille d’Adele, sur le pont du bateau.

Quelques photographies de cette époque heureuse font partie de nos archives familiales.

Un destin façonné par l’Histoire

Quand la guerre éclate à l’été 1914, Michel continue de naviguer. Mais en 1917, la révolution russe bouleverse totalement la vie de la famille d’Adele.

Entouré de mille soins Boris grandit couvé par sa mère perpétuellement inquiète – ne voyant que rarement son père. Quand en 1917 éclate la révolution tout son univers de petit enfant éclate. Plusieurs fois leur appartement est envahi de bandes de marins et d’ouvriers grossiers, criards, hirsutes, agressifs, souvent ivres; des objets sont brisés, les pièces, les meubles sont fouillés, sa mère est menacée … et son père est quelque part en mer – loin. Alors que Boris est atteint d’une pneumonie, une lettre de son père leur parvient demandant à Adèle de quitter tout et de le rejoindre avec le petit garçon à Vladivostock.

Avec son petit garçon de 7 ans, Adele, 31 ans, va traverser la Russie de part en part pour rejoindre Vladivostok … et son mari.

Transsibérien.png

« Transsibérien ». Sous licence Public domain via Wikimedia Commons.

1 150 kilomètres d’Odessa à Moscou, 9 285 kilomètres de Moscou à Vladivostock, dans un pays en pleine révolution, seule avec un enfant, sans même être sûre que son mari sera bien là quand elle arrivera – enfin – après au moins dix jours de voyage, puisque que c’est le temps minimum qu’il faut à l’époque comme aujourd’hui pour faire ce trajet en train. Adele surmonte la peur du quotidien, le déchirement d’avoir laissé derrière elle une famille dont elle ne sait pas si elle la reverra, l’angoisse du lendemain, et avec courage fait face à la situation. Elle ne sait pas encore que ce voyage éprouvant, angoissant, n’est que le premier d’une longue suite de départs.

Adele retrouve son époux à Vladivostock, et le Vladimir part au Japon.

Adele et Boris restent quelques mois à l’abri, au Japon.

Collection privée

Fin 1918, la famille vit maintenant à bord du Vladimir qui va participer aux opérations d’évacuation d’Odessa pour le compte de l’Armée blanche de Denikine.

Le 11 mai 1919, le Vladimir quitte le quartier général de Denikine, à Novorosiisk, avec 110 personnes à bord, destination New York, qu’il atteint le 17 juin 1919.

En août 1919, le Vladimir quitte la côte des Etats Unis et retourne en mer Noire. Plusieurs fois, il fait le trajet entre Odessa et Novorosiisk, entre autre dans la nuit du 6 au 7 février 1920, quand il faut évacuer Odessa, que l’armée rouge est sur le point d’envahir. Adele et Boris sont là et assistent aux dernières heures de panique sur le port, ils voient les gardes du navire déjà trop chargé repousser les réfugiés …. souvenirs terrifiants qu’on ne peut pas oublier.

Le mois suivant, en mars 1920, c’est Novorosiisk qu’il faut maintenant évacuer, et là encore le Vladimir et son capitaine participent aux opérations d’évacuation des débris de l’Armée blanche, qui fait route vers la Turquie, vers Istanbul, à l’entrée de la mer Noire.

Jusqu’en décembre 1920, c’est le statu quo. La Russian Volunteer Fleet désarme certains navires, et le Vladimir est vendu. Son équipage, à commencer par Michel Snejkovsky, le capitaine, perd son travail, son revenu.

Adele a pu emporter d’Odessa une partie de ses souvenirs, des objets de valeur, de l’argent, qui vont aider la famille à vivre. Très souvent pendant les années qui vont suivre, Adele et Michel vont aider des amis, russes blancs désormais sans domicile, encore plus démunis qu’eux. Rarement leur argent leur sera rendu, même quand plus tard ils en auront désespérément besoin.

Istanbul ne peut être qu’une étape. Adele et Michel décident de partir pour l’Allemagne, pour Goldap, en Prusse orientale, où Emilie Kühner, la grande soeur, s’est établie avec son époux Wilhelm Gürtler. Michel obtient un laissez passer pour la famille, qui quitte le soleil d’Istanbul en mars 1922 à destination de l’Allemagne.

Archives familiales

Le 15 décembre 1922, à Moscou, le nouveau gouvernement soviétique décide de révoquer la nationalité de tous les émigrés russes. Comme tant de leurs compatriotes un peu partout dans le monde, Adele, Michel et Boris ne sont plus de nationalité russe. En fait, ils n’ont plus de nationalité du tout. Ils sont devenus apatrides. De fait, ils n’ont plus désormais de papiers d’identité officielle pour voyager. Quand et comment ont-ils pu obtenir un passeport Nansen pour la suite de leur périple, c’est encore un mystère pour moi.

Adele, Michel et Boris vont rester deux ans environ en Allemagne. Le couple laisse Boris aux bons soins d’Emilie, qui va l’élever parmi ses enfants. Le jeune garçon vit avec ses cousins germains, devient totalement bilingue en allemand, la langue maternelle de sa mère, obtient de bons résultats au lycée. Pendant ce temps, Michel cherche en vain à s’installer à Berlin pour y faire vivre sa famille.

Mais il faut repartir, vers la France cette fois, vers Marseille, une ville cosmopolite, dans un pays dont aucun des trois ne parle la langue. Michel, l’ancien commandant de navire, âgé de 49 ans, désormais pratiquement sans ressources, devient à partir de 1924 docker sur le port de Marseille.

C’est une vie dure pour la famille, mais la priorité du couple, c’est l’éducation de leur fils, Boris, qui est inscrit à l’école Saint-Joseph à Marseille. Et toute la famille apprend le français.

Famille Snejkovsky vers 1925 – Collection privée

Vers 1926/1927, la famille quitte Marseille et vient s’installer à Paris, rue Oudinot, dans une petite pièce pour eux trois. Tout l’argent que le couple peut économiser est investi dans l’éducation de Boris qu’on inscrit au prestigieux lycée Janson de Sailly.

Boris va y finir brillamment sa scolarité, puis faire des études de comptabilité, par raison plus que par choix. Il est aussi très sportif et fréquente le milieu des artistes russes exilés à Paris.

Pour aider la famille à vivre, Adele a trouvé un emploi de couturière dans un atelier de haute couture. Michel et Adele bénéficient d’un passeport Nanssen, mais Boris lui choisit de devenir français et dépose une demande de naturalisation en 1937.

Cette même année 1937, deux des frères d’Adele, Carl August Kühner et Gustav Louis Kühner, sont victimes des purges staliniennes, à Moscou. Il est probable qu’Adele n’a jamais eu connaissance du sort de ses grands frères.

Boris, devenu français, alors qu’il est tout jeune marié – avec Lioudmila Frontskievitch – doit partir faire son service militaire. Il laisse sa jeune épouse, mais aussi ses parents, qui habitent maintenant au rez de chaussée du 29 rue Saint-Lambert, dans le XVe arrondissement et qu’il aidait financièrement depuis qu’il travaillait.

La guerre éclate alors que Boris est sous l’uniforme. Fait prisonnier à Dunkerque, il est libéré le 16 juillet 1940 par la FeldKommandantur d’Amiens et peut revenir à Paris, où il est démobilisé. Immédiatement, il reprend un emploi, pour permettre enfin à ses parents de sortir de la précarité dans laquelle ils se trouvaient depuis son départ.

L’armée allemande occupe Paris, et c’est ainsi qu’un jeune soldat de la Wehrmacht, de passage à Paris, vient rendre visite à sa tante Adele et son cousin germain Boris. Gustav Gürtler est le fils d’Emilie, il est né en novembre 1907 à Odessa et a dû quitter la Russie en 1914, à la demande de l’empire russe, qui a chassé certains des Allemands de la Mer Noire, les renvoyant en Allemagne ou les envoyant en Sibérie. Emilie et sa famille avaient alors émigré pour s’installer à Goldap. C’est avec eux que Boris avait passé deux ans. Pour Adele, Boris, Michel, Gustav, toutes ces considérations de nationalité et de frontières doivent sembler un peu artificielles. Gustav est à Paris, il vient embrasser sa tante, cela ne va pas plus loin. Oui mais Gustav esten uniforme de la Wehrmacht, et les voisins n’apprécient pas vraiment apprécié. Il ne vas pas y avoir de conséquences, mais ce genre d’événements n’a pas dû aider Adele et Michel à s’intégrer vraiment dans leur nouvelle vie. Ils resteront désormais pour le reste de leur vie des étrangers.

En 1942, Boris divorce. A la fin de la guerre, il rencontre dans la société où il est chef comptable une jeune comptable, Christiane, qu’il épouse.

C’est par Christiane que j’ai su autant d’anecdotes sur la vie d’Adele, c’est elle qui m’a montré qui étaient les gens sur les photos conservées par Adele, du moins les gens qu’elle connaissait.

Le 11 mars 1952, Michel Snejkovsky, 76 ans, décède à son domicile. Trois ans plus tard, le 2 mars 1955, Adele meurt à son tour. Elle n’avait encore que 69 ans et n’a jamais su qu’elle aurait un jour un petit fils, des arrières petits enfants. Elle repose avec Michel son mari, Boris son fils et Christiane sa belle fille au cimetière russe de Sainte-Geneviève-des-Bois.

Sources et liens


5 réponses à “O comme Odessa”

  1. Fanchette Deblander

    Bonjour, mon grand père maternel, Gustave Hemmerich, de parents allemands émigrés en france
    en 1860, avait parlé d’ancètres venus de Russie. J’ai retrouvé des Hemmerich dans mes recherches en généalogie, vivant à Odessa, dans les temps passés, et je cherche sans résultats à en savoir plus:
    documents, listes des villages allemands crées ver 1750-1900, sites de recherches sur le sujet, en allemagne ou à Odessa …. je n’avance pas dans mes recherches, auriez vous un fil conducteur à me livrer ??
    merci

    1. Brigitte

      Bonjour
      C’est compliqué les recherches autour d’Odessa, mais si votre famille a des origines allemandes, vous pouvez chercher des informations sur Familysearch, entre autre les registres paroissiaux lutheriens 1833-1885 des allemands de russie
      https://www.familysearch.org/search/collection/1469151
      Il y a surtout des sites américains qui travaillent sur ces origines, car de nombreux allemands vivant autour d’Odessa ont ensuite migré vers les Etats Unis
      Entre autres le site Black Sea German Research – http://www.blackseagr.org/index.html – beaucoup de choses sur les villages entre autres
      et les pages FB correspondantes
      https://www.facebook.com/BlackSeaGermanResearch

      Bonnes recherches
      Brigitte

  2. Quelle histoire ! Heureux de retrouver Adèle dont tu nous avais déjà longuement parlé dans d’autres articles. L’article est passionnant et permet de suivre toute cette vie à travers les pays dans une période de l’histoire troublée.

  3. Quelle vie, quel destin hors du commun ! Et si bien raconté…

  4. mascarenhas974

    Salutations amicales d’un de vos « anciens lecteurs ». 🙂 Encore une fois, avec cette histoire si joliment racontée et si joliment illustrée, vous rendez un très bel hommage à Adèle. Partir avec un enfant à l’autre bout de la Russie, dans un pays en pleine révolution, avec si peu de certitudes sur ce qu’elle y trouverait … On imagine aussi que la situation de Michel était probablement désespérée pour qu’il demande à sa femme de partir pour un si long et périlleux voyage, plutôt que d’essayer de la rejoindre.
    Bonne continuation pour le challenge et le blog. C’est toujours un plaisir de vous lire.

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