C comme Crelot – 2

Ecrit par

Brigitte Billard

Publié le

Temps de lecture : 8 minutes





La première partie de l’article est à lire ici.


Etablir ses enfants

Pendant cet intermède judiciaire, Anne a continué à disposer comme bon lui semblait du capital et des rentes reçues de l’héritage d’Ange Lolly.

Depuis des années, probablement depuis 1696, Mathurin Goret, le père de famille, est parti vivre à Toulon, où il enseigne l’hydrographie aux futurs officiers de la Marine Royale. C’est Anne qui gère donc la vie de ses enfants, grâce à une procuration générale que lui a laissée son mari.

Pourtant, quand Geneviève Delafontaine meurt en avril 1702, et qu’un inventaire de ses biens est réalisé pour partager son héritage entre Mathurin et sa soeur Renée, Mathurin se fait représenter, et Anne n’est pas partie prenante. Après tout, elle est séparée de biens de son époux, et cet héritage ne la concerne pas, même s’il concerne ses quatre enfants.

Fin janvier 1705, Geneviève Goret, âgée d’une vingtaine d’années, épouse Jean Isarn de Montclair, capitaine de vaisseaux dans la marine royale, très nettement plus âgé qu’elle. Il n’y a pas grand monde présent au contrat de mariage, à part Geneviève Crelot, la tante de la jeune fille, et son mari Jean de Vallossière, secrétaire du Conseil du commerce, contrôleur général de la Marine et des galères, qui a travaillé avec Colbert. Il n’y a pas si longtemps que Molière dans l’Ecole des Femmes (1662) faisait épouser une jeune ingénue – Agnès – à un barbon …. Cela restera de mise pendant encore longtemps, dans toutes les strates de la société.

Le nouveau couple habite un certain temps dans la maison d’Anne, avant de retourner s’installer à Port Louis, à coté de Lorient, où Jean Isarn meurt en 1719.

Gallica – Carte Cassini n° 158

Le 21 décembre 1707 est signé le contrat de mariage entre Anne Angélique Goret et François Lebois Duclos, fils de Louis Lebois Duclos, ancien notaire et Louise Deshayes. Quelques jours plus tôt, un premier contrat avait été préparé, qui n’a pu être valablement signé, car Anne Crelot n’avait pas reçu de procuration spécifique pour représenter Mathurin Goret valablement au contrat de mariage de leur fille.

Le 18 mai 1708, Anne Crelot, qui a maintenant une soixantaine d’années, se présente à l’étude de maitre Goudin, notaire parisien, pour y rédiger un testament. Les termes de ce testament laissent songeur. Anne y précise qu’elle ne laisse à son fils Jean Mathurin Goret, alors officier, que l’usufruit de ses biens, et que la nue propriété sera conservée par les enfants que pourraient avoir Jean Mathurin ou à défaut par les soeurs de Jean Mathurin.

4 declare ladite testatrice qu’elle substitue le fond en
5 propriété de la part et portion mobiliaire et immobiliaire
6 que Jean Mathurin Goret son fils poura amander
7 en sa succession future aux enfants qui naitront de luy
8 en légitime mariage, et a deffault d’enfants a ses soeurs
9 auxquelles ladite testatrice donne et legue la propriété
10 desdits biens, a la charge de l’usufruit de ladite part
11 et portion la vie durant dudit Jean Mathurin Goret
12 lequel usufruit elle luy laisse pour sa subsistance
13 sans qu’il puisse engager ny hipotequer le fonds
14 ny que ledit usufruit puisse estre saisy et arresté par
15 ses creanciers, voulant que ce qu’il y aura de mobilier
16 soit converty en fond d’héritage ou rentes, et pour
17 executter son present testament ladite testatrice a
18 nommé et choisy Esprit Jean Baptiste Desforges bourgeois

Un tel testament éclaire les relations familiales – et probablement le comportement de Jean Mathurin – de façon très intéressante. Visiblement, Anne estime que son fils est bien trop prodigue de l’argent de sa mère, qu’il fait trop de dettes, et elle entend protéger son patrimoine pour les petits enfants qu’elle pourrait un jour avoir de lui.

Quelques semaines plus tard, le 28 juin 1708, Mathurin Goret décède à Toulon où il est évidemment inhumé. La succession de son mari, dont elle est séparée de biens depuis plus de 20 ans, ne concerne pas Anne Crelot. La succession est probablement ouverte pour les quatre enfants du couple, même si pour l’instant je n’ai trouvé aucun élément sur ce point.

Anne Angélique et son mari François Lebois Duclos vivent désormais à Auxerre, où naissent entre 1709 et 1712 cinq des neuf enfants qu’ils auront. Geneviève est à Lorient, Jean Mathurin aux armées. Anne vit donc maintenant seule avec Charlotte, la dernière née, dans la maison de la rue du Croissant.

Début 1713, Jean Mathurin décide de se marier. Il veut épouser Catherine Decheylan, jeune femme issue d’une famille des plus respectables, avec un père qui a travaillé directement au service de Louis XIV, mais sa mère n’approuve pas le mariage. Jean Mathurin a pourtant probablement une bonne trentaine d’années, il a servi dans les armées du roi, mais il lui faut malgré tout une autorisation de sa mère pour convoler. Ou du moins il doit demander par trois fois, par le biais de sommations respectueuses, cette autorisation parentale. Jean Mathurin se soumet à cette obligation, puis après avoir signé le 21 avril 1713 un contrat de mariage qui n’est pas soumis à la coutume de Paris, mais maintient les biens des deux époux non communs, il épouse le 26 avril 1713 demoiselle Catherine Decheylan, en l’église Saint Sulpice.

J’imagine que ce mariage, qu’Anne Crelot n’approuvait pas, n’a pas dû arranger les relations entre la mère et le fils.

En 1718, François Lebois Duclos, l’époux d’Anne Angélique, qui travaillait pour les domaines du roi, obtient le poste de greffier en chef des Isles sous le Vent, aux Colonies de Saint Domingue. C’est assurément un poste important pour cet homme de 35 ans , un poste qui pourra ensuite lui ouvrir une carrière prestigieuse dans l’administration royale en métropole, voire même à Versailles. François part seul à Léogane, il laisse son épouse, enceinte, et ses jeunes enfants, chez Anne Crelot, dans la maison de la rue du Croissant. Dans l’esprit du couple, la séparation est probablement provisoire, quelques mois ou quelques années au plus. Mais François, quelques semaines après son arrivée, tombe malade et meurt le 31 octobre 1719 à Léogane, à l’âge de 36 ans.

Désormais, Anne et sa sœur Geneviève vont tout mettre en oeuvre pour assurer l’avenir matériel des jeunes orphelins : Marie Thérèse, 9 ans, ancêtre à la génération 11 de mes enfants ; Catherine, 6 ans, ancêtre à la génération 11 de mes enfants; Magdeleine Angélique, 8 ans; Marie Anne, âgée de 3 ans; et le dernier, Jacques François, âgé de 8 mois.

Quelques mois plus tôt, le 28 juillet 1719, Jean Isarn de Montclair, le mari de Geneviève, est mort à Lorient, à l’âge de 67 ans. Geneviève renonce à la communauté de biens pour récupérer ses apports, son douaire et son préciput. Contrairement à sa sœur Anne Angélique, Geneviève n’a pas eu d’enfant, et se trouve à la tête de bien assez d’argent pour ne pas avoir besoin de l’aide de sa mère ou de sa tante. Elle revient s’installer à Paris, dans un appartement à elle.

Rue du Croissant vivent trois générations de femmes, en cette année 1720 : Anne, la chef de famille, environ 75 ans, ses filles Anne Angélique, environ 40 ans, et Charlotte, probablement entre 25 et 30 ans, les quatre petites filles : Marie Thérèse, Angélique, Catherine et Marie Anne, et un petit garçon de tout juste un an.

Pendant qu’on s’occupe de la tutelle des enfants, confiée à leur mère, avec l’aide d’un curateur supplémentaire, extérieur au premier cercle familial, Geneviève se remarie. Elle signe, sans avoir besoin de l’autorisation de sa mère, en son nom propre, un contrat de mariage, le 14 juillet 1720, avec Nicolas Baco de la Gastine, veuf sans enfant, et à la tête du confortable héritage de son frère précédemment décédé. Les deux sœurs et le frère de Geneviève sont présents et signent le contrat de mariage. Anne Crelot n’est elle pas venue ? Ou n’a t’elle pas signé ? Elle n’est à aucun moment mentionnée dans le contrat, une situation d’autant plus étrange que le reste de la fratrie est présent. Le mariage est avantageux pour Geneviève, pourquoi sa mère pourrait elle ne pas y consentir ? Etait-elle tout simplement fatiguée, malade à cette période ?

Transmettre le patrimoine

Anne vieillit, et elle le sait.

Le 7 juin 1727, elle fait venir le notaire chez elle pour établir un nouveau testament.

Fut presente Anne Crelot v[euve] de Mathurin Goret Ingenieur demeurante
a paris rue du croissant parr[oisse] St Eustache trouvée en sa chambre au
premier etage de sa maison susd[ite] rue du croissant ayant lad[ite] chambre vue sur
le jardin de la maison saine de corps et d esprit memoire et entendement comme
il est apparu aux no[tai]res souss[ign]és par ses demarches et conversation laquelle

Il y est établi qu’Anne Angelique continuera à vivre dans un des appartements de la maison de la rue du Croissant, sa vie durant si elle le souhaite, sans en payer jamais de loyer ni que cela soit décompté de sa part d’héritage futur. Elle demande une fois encore que Jean Mathurin, et maintenant aussi Charlotte, ne soient qu’usufruitiers de leurs parts respectives, en conservant la propriété pour les enfants qu’ils pourraient avoir. Décidément, Jean Mathurin n’a pas bonne réputation dans l’esprit de sa mère.

Trois ans plus tard, Anne est toujours là quand Geneviève, sa soeur, désormais veuve, sans enfants, vivant dans son hôtel particulier de la rue de Clery, pas très loin de la rue du Croissant, est malade et fait son testament, chez elle, le 22 septembre 1730. Anne est la seule soeur survivante de Geneviève. Elle devrait donc être sa légataire universelle.

Pourtant, en accord semble t’il avec Anne, Geneviève ne va laisser à sa soeur que deux chandeliers en vermeil doré. Ses neveu et nièces, Jean Mathurin, Charlotte et Marie-Geneviève reçoivent chacun une pension viagère annuelle de 300 livres. C’est Anne Angélique et ses enfants survivants qui héritent de la part la plus importante de la succession. Anne Angélique est légataire universelle de l’usufruit de la fortune de sa tante, ou plutôt de la fortune du mari de sa tante, pendant que les enfants d’Anne Angélique, petits neveux de Geneviève, héritent de la nue propriété de tous ses biens.

Le 26 décembre suivant, Geneviève, 80 ans, décède. Elle est inhumée le lendemain, dans le tombeau de son mari, dans l’église Saint-Eustache.

Le 17 juin 1731, Anne Crelot et sa belle soeur Françoise Goret assistent au mariage de la première de leurs petites filles et petites nièces, Marie Thérèse Lebois Duclos, 21 ans, qui épouse Henri Devienne, « employé dans les fermes du roi », dont la famille est originaire de Soissons. Henri travaille pour des hommes d’affaire, des financiers, qui prennent à bail la levée de l’impôt pour le compte du roi, en gardant au passage une commission. Il n’est pas question d’agriculture ici, mais de finances. De nos jours, il aurait travaillé dans une grande banque d’affaires. C’est donc un premier mariage plutôt avantageux qu’Anne Crelot et sa fille Anne Angélique Goret ont pu négocier pour la jeune Marie Thérèse.

Deux jours plus tard, le 19 juin 1731, la cérémonie religieuse a lieu en l’église Saint Eustache, une nouvelle fois.

Charlotte Goret, la dernière des filles d’Anne Crelot, assiste au contrat de mariage – et probablement au mariage religieux – de sa nièce. Elle est maintenant mariée avec un certain Michel Regnault, bourgeois de Paris. C’est à ce jour le seul contrat de mariage des enfants d’Anne que je n’ai pas encore pu localiser.

Mais Charlotte meurt bientôt, le 14 janvier 1733, avant sa mère, qui a pourtant maintenant environ 90 ans.

Catherine Lebois Duclos, la seconde des petites filles d’Anne, se marie à son tour, avec un jeune chirurgien des armées de Louis XV. Je n’en sais pas plus pour l’instant sur ce mariage. Quand et où a t’il eu lieu, qui est la famille de Gratien Landes, mystère …. Anne assiste t’elle au mariage ?

Le 19 mars 1736, à l’age considérable de 96 ans, Anne Crelot décède dans sa maison de la rue du Croissant. Le lendemain, après des funérailles probablement tenues à l’église Saint Eustache, elle est inhumée juste en face de chez elle, dans le cimetière Saint Joseph, en présence d’Henry Devienne et Gratien Landes, ses petits gendres.

Elle laisse deux filles, Anne Angélique et Geneviève, un fils, Jean Mathurin, et trois petites filles, Marie Thérèse, Catherine et Angélique Lebois Duclos. Elle est une des ancêtres féminines de la lignée Pelletier de Chambure, grands fonctionnaires de l’Etat ….. et de mes deux enfants.


En résumé : une ligne de vie sous forme de carte mentale

Cliquez pour visualiser la carte mentale

Sources et liens

  • Médecins et chirurgiens de la Lorraine ducale – par Jacqueline Carolus-Curien – Editions Serpenoise – ISBN 978-2-87692-832-9
  • Gallica – Titre :  Coutume de Paris, mise en nouvel ordre, avec des nottes et conférences… par M. Alexandre Masson,…Éditeur :  N. Gosselin (Paris)Date d’édition :  1703
  • Photographies Vergue.com
  • Gallica – Titre :  Paris au XVIIIe siècle. Plan de Paris : en 20 planches : fac-similé ([Reprod. en fac-sim.]) / dessiné et gravé sous les ordres de Michel-Etienne Turgot, prévôt des marchands, commencé en 1734, achevé de graver en 1739 ; levé et dessiné par Louis Bretez…Auteur :  Turgot, Michel Étienne (1690-1751). Auteur du texteAuteur :  Bretez, Louis (16..-1738). IllustrateurDate d’édition :  1734-1739
  • Wikipedia – Rue du Jour
  • Archives de Moselle – BMS Nancy St Epvre 1604-1667
  • Archives de Paris – BMS Paris St Eustache 1530-1792
  • Archives du Var – BMS Toulon Sainte Marie 1708
  • Archives Nationales – Minutier Central
    • AN-MC-ET-XIII-156
    • AN-MC-ET-XIII-158
    • AN-MC-ET-XVI-658
    • AN-MC-ET-XX-414
    • AN-MC-ET-XX-422
    • AN-MC-ET-XXI-305
    • AN-MC-ET-XXI-317
    • AN-MC-ET-XXI-328
    • AN-MC-ET-LXI-330
    • AN-MC-ET-LXXXIX-403
    • AN-Y-4332

 


5 réponses à “C comme Crelot – 2”

  1. Superbe saga ! Dévorée comme un livre. Bravo pour toutes ces recherches et la rédaction du récit qui est passionnant.

  2. de Chambure Daniel

    Un vrai délice et un vrai roman que de lire ces nouvelles « familiales »…

  3. Passionnant.

    J’ai lu avec beaucoup de plaisir.

  4. Waouh ! L’histoire d’Anne CRELOT est vraiment passionnante ! Je comprends les heures et les heures de rédaction que tu as passées, et qui sous-entendent des heures et des heures de recherches. Tu as l’art de raconter tes recherches et l’histoire de tes ancêtres, et ici, celles de tes enfants. C’est clair, précis, agréable à lire. Bref, j’ai adoré !

  5. Magnifique récit que j’ai dévoré d’une traite. C’est vraiment le type de recherches généalogiques qui me font vibrer, tu as bien fait d’être aussi prolixe !

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