Un acte d’emprunt bien étrange

Ecrit par

Brigitte Billard

Publié le

Temps de lecture : 8 minutes




Le 15 juillet 1786, Jacques Philippe Bérard et son épouse Marie Thérèse Devienne, les Sosa 346 et 347 de mes enfants, se présentent à l’étude du notaire Jean Etienne Trubert, rue des Vieux-Augustins à Paris. Ils sont accompagnés de messire Pierre Nicolas Mahieu de Saint-Just, prêtre.

Archives Nationales – AN_MC_ET_XLII_632

Lisons le début de cet acte.

1 Par devant les conseillers du Roy notaires
2 au chatelet de Paris soussignés
3 Furent présent Mre Pierre Nicolas
4 Mahieu de St Just pretre chanoine de l’église
5 collégialle de Crepy en Valois et titulaire de la chapelle ou
6 chapellenie de St Jean baptiste de la Rogerie fondée et desservie
7 en la paroisse de St Denis dumaine, demeurant ledit sieur
8 abbé Mahieu à Paris rue du puits au marais paroisse St Paul
9 et demoiselle Marie Thérèse Devienne
10 épouse séparée quant aux biens de maitre Jacques Berard
11 maitre es arts et en chirurgie, par sentence rendue en la chambre
12 du conseil du chatelet de Paris le treize decembre mil sept cent soixante dix
13 et prononcée le dix sept du meme mois, duement collationnée, signée,
14 scellée, insinué à Paris ledit jour dix sept decembre
15 par Coque, ladite Berard neanmoins dudit sieur son mari pour ce present autorisée
16 demeurant ensemble à Paris susdite rue du puits paroisse st paul
17 – barré –

Dès le début de l’acte, je me pose des questions. Qui est ce Pierre Nicolas Mahieu, qui vit au domicile de Jacques Bérard et Marie Thérèse Devienne, rue du puits au Marais, l’actuelle rue Aubriot, dans le 4e arrondissement, en face de l’église des Blancs Manteaux. Pourquoi le couple héberge t’il un membre du clergé? Est ce quelqu’un de leur famille?

Autre question, puisque Jacques Bérard et son épouse Marie Thérèse Devienne sont séparés de biens depuis 1770, pourquoi l’époux est il présent à l’acte, et pourquoi le signe t’il?

La suite de l’acte nous explique la raison de leur présence.

18 Lesquels ont reconnu devoir a Dame Gennevieve Françoise
19 Girard veuve de monsieur Auguste Louis Dumoussay banquier
20 à Paris y demeurante rue d’Anjou au marais paroisse st nicolas
21 des champs, à ce présente et acceptant
22 La somme de cinq mille cent cinquante livres
23 pour prêt de pareille somme que leur a fait ladite Dame
24 Dumoussay en especes sonnantes et ayant cours réellement comptées
25 et délivrées a la vue des notaires soussignés pour employer a leurs
26 besoins et affaires, et dont ils sont contents quittent et
27 libèrent mademoiselle Dumoussay

Marie Thérèse Devienne et l’abbé Mahieu empruntent donc ensemble, solidairement et conjointement, une somme de 5150 livres, soit l’équivalent de 70 000 € environ.

Je note la formulation que je retrouve plusieurs fois dans les actes de l’époque, qui parle d’espèces sonnantes et ayant cours, régulièrement comptées. Plus loin dans l’acte il sera précisé que le remboursement devra obligatoirement avoir lieu également en espèces , à l’exclusion de toute monnaie papier ou fiduciaire. Le scandale, et la faillite du système de Law, en 1717, sous la régence du duc d’Orléans, sont bien loin, et pourtant dans les affaires d’importance – et les autres – on reste attaché aux pièces, écus et ducats ….

L’acte ne précise pas à quel objet l’emprunt sera affecté. S’agit-il d’acquérir un bien immobilier ? Mais en quoi Marie Thérèse et l’abbé Mahieu pourraient ils ensemble acheter un bien immobilier ? S’agit il d’acheter une charge, ou une chapellenie à l’abbé Mahieu? Mais en quoi Marie Thérèse serait elle concernée ?

La suite de l’acte précise comment l’emprunt sera remboursé, capital et intérêts.

28 Laquelle somme lesdits sieur abbé Mahieu et demoiselle Berard
29 s’obligent solidairement l’un pour l’autre, un d’eux seul pour
30 le tout fors les renonciations aux bénéfices de droit rendre et
31 payer a ladite Dame Dumoussay en sa demeure a Paris ou au porteur
32 en cinq payemens, dont les quatre premiers de mille livres chacun
33 seront faits les premiers jours de janvier de chacune des années
34 mil sept cens quatre vingt sept et suivantes jusques et comprise
35 l’année mil sept cent quatre vingt dix, a raison de mille livres
36 par année, et le cinquieme et dernier qui sera de onze cent
37 cinquante livres, le sera au premier jour de janvier mil sept
38 cent quatre vingt onze, le tout en écus de six livres et
39 monnaye ayant cours, sans aucun billets, papiers, ni
40 effets royaux ou publics dont le cours pourrait etre introduit
41 dans le commerce, et avoir lieu dans les payemens, en

(2)
1 vertu d’edits, déclarations du Roy, ou arrêts de son Conseil
2 aux bénéfices et faveur desquels ledit sieur abbé Mahieu
3 et ladite damoiselle Bérard renoncent expressement
4 a la sureté du payement delaquelle somme de cinq mille
5 cent cinquante livres dans les epoques et de la maniere cy dessus
6 determinées lesdits sieur abbé Mahieu et demoiselle Berard
7 affectent, et hypotequent sous ladite solidité tous leurs biens meubles
8 et immeubles presens et avenir et en outre sans qu’une
9 obligation déroge a l’autre, ledit Sieur abbe Mahieu de sa
10 part y affecte spécialement la portion a lui appartenante
11 1° dans différentes pieces de terres labourables situées sur les
12 terroirs de Villers cotteret, Seigneux et Crepy de valeur de trente
13 mille livres et dependantes de la succession de deffunt messire
14 pierre francois de Paule Mahieu son pere,
15 avocat du Roy aux baillage et siege présidial de Crepy,
16 duquel feu sieur Mahieu ledit Sieur abbé Mahieu
17 est héritier pour un tiers,
18 2° la part et portion appartenante encore audit Sieur
19 abbé Mahieu dans le fief de St Just de valeur de
20 six mille livres situé près Crepy et _ de la
21 meme succession, de tous lesquels biens cy dessus designés
22 ladite veuve Mahieu mere dudit Sieur abbé Mahieu a
23 la jouissance sa vie durant, mais ledit sieur abbé Mahieu
24 déclare que la portion a lui appartenante dans lesdits
25 biens et qu’il vient d affecter spécialement, est franche
26 et quitte de toutes dettes et hypoteques et ce sous les peines
27 de _ qui leur ont eté expliquées par les notaires _
28 et qu il a dit bien comprendre.
29 Enfin pour assurer d’autant plus le payement
30 de la dite somme de cinq mille cent cinquante livres dans les epoques
31 cy dessus fixées lesdits Sieur abbé Mahieu et damoiselle Berard
32 ont cédé et délégué avec toute garantie de leur part
33 et mais chacun pour l objet qui le concerne seulement
34 savoir ledit sieur abbé Mahieu les fermages
35 du lieu et
36 métairie de la Rogerie dependante de ladite chapelle
37 de St Jean Baptiste de la Rogerie dont est titulaire
38 M l’abbé Mahieu,

(3)
1 lesquels fermages sont quant a present de six cent cinquante
2 livres par année outre les charges et conditions portées au bail
3 cy après énoncé
4 pour par M de Dumoussay toucher et recevoir lesdits
5 fermages echus ensemble ceux a echoir a l avenir, au jour
6 et fete de toussaint de la présente année, et a pareille
7 epoque les années suivantes jusquà parfait payement,
8 de Mathurin Bodiniere et Perine Beaujean sa femme
9 fermiers actuels de ladite metairie suivant le bail que leur
10 en a passé ledit sieur abbé Mahieu devant Lenain notaire
11 royal a la residence de meslay presens témoins
12 le six fevrier mil sept cent quatre vingt pour neuf
13 années qui ont commencé au jour et fete de toussaint
14 de l’année mil sept cent soixante dix neuf, ou de tous
15 autres fermiers de ladite metairie successeurs desdits
16 bodinieres et sa femme, et jouir et disposer par ladite Damoiselle
17 Dumoussay desdits fermages comme bon lui semblera et de
18 chose lui appartenante.
19 et ladite damoiselle Berard les arrérages echus a compter
20 du premier janvier mil sept cent quatre vingt six, et a echoir
21 jusqu au premier janvier mil sept cent quatre vingt
22 onze de trois cents livres de rente perpetuelle sur les
23 etats de Bourgogne a prendre dans celles de l’emprunt
24 de quatre millions de livres fait en execution de la
25 délibération du vingt juin mil sept cent soixante
26 dix huit, et constitué au profit de deffunt messire jean
27 Barthelemy Toudouze pretre curé de ste marme
28 -rayé-
29 suivant contrat passé devant me Lagrenée
30 notaire à Paris le dix septembre mil sept cent soixante
31 dix huit numéroté 309, lequel sieur abbé Toudouze en a legué
32 l’usufruit à ladite damoiselle Bérard
33 Pour par ladite demoiselle Dumoussay toucher et recevoir lesdits
34 arrérages du tresorier des Etats de Bourgogne, ou autrement
35 en jouir et disposer comme bon lui semblera et de chose a elle
36 appartenante.
37 ces délégations sont acceptées par ladite damoiselle Dumoussay
38 qui consent néanmois de n’en faire usage

(4)
1 et de ne les faire signiffier qu’a deffaut du premier ou autre
2 subsequent des payements cy devant déterminés.
3 _ _ et pour l exécution des présentes
4 lesdits sieur abbé Mahieu et damoiselle Berard ont elu domicile
5 en leur demeure cy devant declarée, auquel lieu _
6 nonobstant et promettant et obligeant sous ladite
7 solidité et renoncant .. Fait et passé
8 à Paris en l’étude l’an mil sept cent
9 quatre vingt six, le quinzieme jour de juillet après midy
10 et ont signé ces présentes dans le cours desquelles _ mots sont rayés car nuls

Signature : Bérard – MT Devienne – Mahieu de St Just – GF Girard – Trubert

Je note que Marie Thérèse a déjà reçu un héritage d’un abbé, messire Jean Barthélémy Toudouze. Ca commence à faire beaucoup d’hommes d’église autour d’elle, serait elle une catholique fervente – j’allais écrire grenouille de bénitier, mais le respect que je dois aux ancêtres de mon mari, et le souvenir que le contexte en 1786 n’avait pas grand chose à voir avec celui de 2021 ont retenu ma plume virtuelle. Disons que je me demande si ces hommes d’église n’auraient pas été les confesseurs de Marie Thérèse ? Peut être, mais de là à les héberger au domicile conjugal ? …

A partir des éléments trouvés dans l’acte, et grâce à une recherche sur Gallica, j’ai appris beaucoup de choses sur Pierre Nicolas Mahieu – mais rien sur la relation qu’il avait avec Marie Thérèse Devienne.

Qui est Pierre Nicolas Mahieu de Saint Just ?

Pierre Nicolas Mahieu est né à Crépy-en-Valois, dans l’Oise, en 1734. Il est le fils de François de Paul Mahieu, conseiller du roi, avocat au baillage et siège présidial de Crépy-en-Valois, et de Marie Agathe Lemaire, née aussi à Crépy-en-Valois le 10 juin 1715. Le père de Marie Thérèse Devienne, Henry Etienne Devienne, est originaire de Soissons, pourrait il y avoir une connection entre eux ? Actuellement je ne suis pas en mesure de la retrouver, les archives de Soissons ayant été très sévèrement détruites au moment de la campagne de France, à la fin du Premier Empire.

Pierre Nicolas a au moins une soeur et deux frères.

  • Antoine Marie, qui est probablement l’ainé, contrôleur des aides, marié deux fois à Paris
  • Marie Agathe Nicole, née en 1737 à Crepy-en-Valois, qui devient religieuse, et sera l’héritière des biens de son frère
  • Joseph Eleonore, né en 1739, mort en l’an XIII à Crépy en Valois

En tant que probable cadet de famille, Pierre Nicolas doit entrer dans les ordres. Selon l’ouvrage de Paul Pisani, « L’église de Paris et la Révolution, tome 2 » Pierre Nicolas serait arrivé à Paris vers l’âge de quinze ans pour y faire ses études ecclésiastiques. Une fois ordonné, il appartient au clergé de Saint-Leu, puis il devient chanoine de Crépy-en-Valois, mais il habite Paris. En 1765, on le retrouve comme parrain dans un acte de baptême, il habite alors rue de Vendôme.

Et en 1786, il habite chez Jacques Bérard et son épouse Marhie Thérèse Devienne. Au moment de la Révolution, alors qu’il est vicaire de l’église de Saint-Germain-l’Auxerrois, il prête serment. Il est ensuite premier vicaire de Saint-Sulpice, dont il est élu curé le 5 aout 1792. En septembre 1793, il est un temps arrêté, puis libéré. En 1795, c’est lui qui réouvre l’église Saint-Sulpice, fermée pendant un temps, il en reste le curé jusqu’en 1802.

Et pendant tout ce temps, il continue très probablement à vivre chez Marie Thérèse Devienne.

En décembre 1786, le mari de Marie Thérèse, Jacques Bérard, meurt à 71 ans. Pierre Nicolas Mahieu est témoin lors des actes de mise en tutelle d’Alexandrine Bérard, la plus jeune des filles du couple. Et bien plus tard, le 29 février 1804, quand Marie Thérèse décède à son tour dans l’appartement qu’elle loue maintenant au second étage d’une maison place Saint-Sulpice, l’abbé Pierre Nicolas Mahieu, ancien curé de Saint Sulpice, partage l’appartement avec elle.

Vivre plus de vingt ans avec son confesseur – si tant est qu’il soit son confesseur – la situation m’interpelle.

Quelles sont donc les affaires que cette bourgeoise parisienne a pu avoir avec l’abbé Mahieu au point de prendre solidairement avec lui un emprunt de 5150 livres ? Qu’ont-ils acheté avec cette somme ?

Pierre Nicolas Mahieu, après la mort de sa protectrice, devient aumônier au lycée Henri IV. C’est là qu’il décède le 13 juin 1821, à l’âge de 87 ans.

Je n’ai encore qu’effleuré cette histoire, qui a éveillé ma curiosité. La suite je vous la conterai peut être à l’occasion d’un autre article, un jour …


Une réponse à “Un acte d’emprunt bien étrange”

  1. Mais c’est très étrange cette histoire ! On a envie d’en savoir plus (en plus je lis en même temps Les Trois Mousquetaires, je me projette totalement dans le Paris d’avant la Révolution) !

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