Karl et Gustav Kuehner et les purges staliniennes

Ecrit par

Brigitte Billard

Publié le

Temps de lecture : 7 minutes


Temps de lecture: 7 minutes

Les généalogistes connaissent tous le concept de sérendipité, ce néologisme qui décrit le fait de trouver quelque chose qu’on ne cherchait pas à l’occasion de recherches sur un autre sujet. Sachez que s’il rime en apparence avec sérénité, les conséquences de ces découvertes sont parfois surprenantes et déstabilisantes.

Aperçu généalogique
Branche Snejkovsky
Nom: Adele Kuehner
Parents: Edouard Kuehner et Teresie Porro
Epoux: Michel Snejkovsky
Lien de parenté: Grand mère de mon mari
  1. Adele Kuehner
  2. Boris Snejkovsky
  3. mon mari

J’ai souvent eu l’occasion de parler sur ce blog d’Adele Kuehner, la grand-mère allemando-russe de mon mari. Jusqu’à dernièrement, voilà à quoi ressemblait ce que je savais de la fratrie d’Adele.

Adele était en relation avec sa soeur ainée Emilie, qui vivait en Allemagne avec son mari depuis avant 1914. C’est la seule branche avec laquelle le père de mon mari semble avoir eu des relations, la seule branche dont nous connaissons quelques descendants, et dont mon mari a vraiment entendu parler dans son enfance. Dans les quelques feuillets manuscrits que ma belle-mère avait rédigés sur leur famille à l’attention de ses petits-enfants, mes enfants, il n’y avait rien ou presque concernant le sort après la révolution russe de 1917 des autres frères et soeurs d’Adele.

Il y a quelques semaines, j’ai été contactée via Ancestry au sujet d’une correspondance ADN de mon mari avec la descendante d’émigrés russes. Pour l’instant, nous n’avons pas réussi à trouver le lien, nos arbres respectifs ne sont pas assez étoffés sur nos branches russes. Mais cette correspondante, généalogiste amateur américaine elle aussi d’origine russe, et elle aussi apparentée au niveau ADN avec la « cousine biologique » de mon mari ,  lit parfaitement le russe et semble bien connaître un certain nombre de bases de données russes – en cyrillique. Elle y a fait quelques recherches sur les noms Kühner et Snejkovsky et m’a envoyé des liens, que je n’avais encore pas pris le temps d’étudier. Le cyrillique et  moi, nous n’entretenons pas une relation très intime …. Et puis j’avais donné toutes les informations à mon mari, qui ne m’en avait pas reparlé, ça ne devait donc pas être très important ……

Ces derniers jours, j’étais à la recherche d’informations sur Adele et Michel, les grands parents de mon mari, en 1918, pour un prochain article. J’essayais de les localiser – ou plutôt de localiser le Vladimir, le bateau dont Michel était le commandant. J’ai repris un à un tous les articles copiés dans Evernote, tous les liens et les emails reçus, à la recherche d’un indice. Et j’ai passé les messages reçus de ma correspondante dans Google Traduction. Et me voici, le matin suivant, avant l’aube, telle une condamnée, à vous raconter cette histoire dont j’ai beaucoup rêvé cette nuit …

Laissez moi vous présenter Carl et Gustave, deux des frères ainés de la grand-mère de mon mari.


Le message envoyé par Natalya, ma correspondante américano-russe, me proposait des informations nominatives trouvées sur le site Victims of political terror in USSR – Pour visualiser le site en anglais, utilisez la traduction disponible via le clic droit de la souris

J’y ai retrouvé la trace de Carl Kühner et de Gustav Kühner, les grands frères d’Adele, sans aucun doute possible

Voici les fiches et ce que je sais maintenant des vies de Carl August Kühner (1874-1937) et de Gustav Louis Kühner (1878-1937)

Carl August Kühner

Voici la traduction sommaire en français de sa fiche

et sa fiche sur la nouvelle version du site, que vous pouvez facilement visualiser en anglais.

Ce Carl Eduardovitch Kühner, né le 23/12/1874 selon sa fiche, est sans hésitation Carl August, fils d’Eduard Jakob Kühner et de Theresa Porro, et dont j’ai trouvé l’acte de baptême dans les registres de l’église luthérienne Sankt Peter d’Odessa, numérisés et mis à disposition par les Mormons.

St Petersburg Lutheran Evangelical archives – LDS SLC – Lutheran church book Odessa 1875

Né le 23 décembre 1874 à Odessa, il est baptisé 12 jours plus tard, le 5 janvier 1875. Son parrain est un certain Louis Porro, probablement un cousin de Theresa, sur lequel j’essaie depuis des années d’en savoir plus.

Sa fiche indique que Carl est allemand – comme l’étaient ses parents. En URSS, chaque citoyen – de l’URSS – se voyait attribué une nationalité qui figurait sur tous ses papiers officiels. C’est ainsi que les descendants d’allemands, comme Carl en l’occurence, fils d’un « würtembergischer Bürger » – citoyen würtembergeois – continuaient à avoir la nationalité « Allemand » sur leurs papiers d’identité émis par l’URSS.  Etrangement pourtant, la fiche de son frère Gustav indique une nationalité russe.

Carl est ingénieur, responsable d’un atelier de recherche sur le transport industriel, j’en déduis qu’il occupe en 1936 un poste plutôt bien placé à Moscou. Sans être membre du Parti Communiste – le signe b/p sur sa fiche – il semble appartenir à une classe plutôt privilégiée, de ceux qui pensent que l’URSS peut mettre en place un nouveau type de société, mais que Staline, sa paranoïa et sa machine implacable vont détruire. Lisez le second tome du livre de Ken Follett, L’hiver du monde, pour avoir une idée de l’ambiance à Moscou de cette époque. Je ne me doutais pas que mes recherches généalogiques allaient un jour me plonger dans l’évocation de cet enfer.

La fiche ne donne aucun détail sur la famille de Carl, mais indique son adresse, à Moscou, que nous n’arrivons pas encore à localiser. Il est arrêté le 3 mars 1937, probablement torturé pour avouer, accusé de participation à une organisation contre-révolutionnaire dans les chemins de fer par le Collège militaire de la suprême Cour de l’URSS, condamné le 15 juillet 1937 et fusillé le jour même, puis son corps est transféré au New Don Cemetery à Moscou, pour y être incinéré avec les autres victimes de ces purges moscovites, dans le Don Crematorium, en service depuis 1929. Ses cendres sont enfin inhumées anonyment dans la fosse commune n°1.

Les années passent, la seconde guerre mondiale passe, et en mars 1953 Staline meurt. Nikita Khrouchtchev devient premier secrétaire du Parti, initie la déstalinisation du pays, légère mais visible, et après avoir probablement fait exécuter Béria, le chef du NKVD responsable de centaines de milliers de morts dans le pays, il va un peu lâcher la pression sur le pays. C’est probablement pour cela que Carl Kühner est réhabilité le 10 novembre 1956, le jour même où l’Armée Rouge finit d’écraser la rébellion en Hongrie. Certaines choses mettent du temps à changer …..


Gustav Louis Kühner

Voici la traduction sommaire en français de cette fiche

Gustav Louis Kühner nait à Odessa le 13 décembre 1878. Il est le dernier fils d’Eduard et de Theresa Porro. C’est lui le petit garçon à gauche sur la photo des plus jeunes enfants Kühner, prise probablement vers 1890, et sur laquelle on voit Adele née en 1886 – la seule identification sûre, puisqu’indiquée par son fils sur la photo – , Therese Caecilie, née en 1883, Gustav Louis et enfin le plus grand que j’identifie comme Friedrich Gustav né en 1876.

Enfants Kuhner – Odessa vers 1890 – Connection privée

Comme son frère ainé, Gustav fait des études d’ingénieur et on le retrouve dans les années 1930 où il est inspecteur en chef de l’inspection technique de la construction du canal Moscou-Volga du NKVD. La construction de ce canal, qui relie Moscou à la Volga et assure à la fois une voie navigable vers le nord pour Moscou, mais aussi apporte de l’eau à la ville, a été décidée en 1931 et le chantier a duré de 1932 à 1937. Ce canal, qui mesure 128 kilomètres, c’est celui qu’empruntent aujourd’hui les bateaux qui assurent  les croisières de Moscou à Saint-Petersburg en quittant Moscou.

Le chantier était assuré à la fois par des travailleurs civils, mais aussi par un très grand nombre de prisonniers politiques, sous la responsabilité du NKVD, le commissariat du peuple aux affaires intérieures, la main armée de Staline pour assurer et maintenir son autorité sur le pays. Certaines sources estiment qu’il y a eu jusqu’à un million de prisonniers, travaillant pour une bouchée de pain et leur survie quotidienne dans des conditions particulièrement difficiles. Les sources officielles donnent un chiffre d’environ 22 000 travailleurs morts sur le chantier pendant les 5 années de construction, chiffre qui est probablement sous estimé.

Avoir la responsabilité de l’inspection technique de cet ouvrage colossal, symbole des grands projets staliniens, ce n’est pas rien. C’est vers la fin de la construction, le 16 novembre 1936, que Gustav est arrêté, et qu’il est ensuite accusé d’espionnage par le Collège militaire de la Cour Suprême, lui aussi. Mais il va cette fois ci rester 8 longs mois dans les geôles du NKVD. Ce n’est que le 16 août 1937, un mois après son frère, qu’il est condamné et immédiatement fusillé. Son corps est transféré au New Don Cemetery, incinéré puis ses cendres sont enterrées dans la fosse commune n°1, où reposent déjà les cendres de son frère ainé, une fosse commune qui va continuer à recevoir les restes incinérés des victimes de la répression à Moscou jusqu’en 1940.

Pour la famille – si il y en a, ce que j’ignore – de Gustav, il va falloir attendre longtemps pour la réhabilitation, qui ne va être octroyée que le 25 mars 1992, alors que l’URSS est devenue la fédération de Russie, sous la présidence de Boris Eltsine.



Cette double découverte n’est qu’un point d’entrée pour de nouvelles recherches. Certes, je sais quand et comment Carl et Gustav sont morts, je sais qu’ils habitaient à Moscou ou dans les environs, mais qu’en est-il de leur famille? Avaient ils des enfants ? Ont ils des petits enfants quelque part, à Moscou ou ailleurs, cousins issus de germain de mon mari, que nous pourrions retrouver ?

J’ai beau lire et relire les notes écrites par ma belle-mère, il n’y a rien concernant des oncles fusillés par Staline. Il est question d’un frère, architecte, fusillé par l’armée bolchévique, mais je pense qu’il s’agit plutôt de Friedrich, que je retrouve dans une base de données comme « officier militaire membre de l’Armée Blanche, fait prisonnier en 1920 à Odessa ». Mais c’est une autre histoire, dont il faut aussi que je retrouve les différentes étapes. J’en viens à penser qu’Adele et son fils Boris n’ont jamais été au courant de cette tragédie.

Pour finir, évoquons la vie à Odessa avant la guerre, avant la terreur, avant le malheur. Sur cette photo, vers 1905, Adele – totalement sur la droite – semble ne pas être mariée, et l’homme près d’elle revient parfois sur d’autres photos, j’imagine que c’est un de ses frères. Pensez vous comme moi qu’il puisse s’agir de Carl ?

Odessa – Famille Kühner – Collection personnelle


15 réponses à “Karl et Gustav Kuehner et les purges staliniennes”

  1. Majubama

    Bonjour,
    Très émouvant et que de découvertes.
    Pour la rue que vous recherchez elle a changé de nom en 1949 et désormais c’est la rue Obraztsova (https://ru.wikipedia.org/wiki/%D0%A3%D0%BB%D0%B8%D1%86%D0%B0_%D0%9E%D0%B1%D1%80%D0%B0%D0%B7%D1%86%D0%BE%D0%B2%D0%B0_(%D0%9C%D0%BE%D1%81%D0%BA%D0%B2%D0%B0)).
    Pour la rue Kropotkinskaia, il s’agit maintenant de la rue Prechistenka (https://ru.wikipedia.org/wiki/%D0%9F%D1%80%D0%B5%D1%87%D0%B8%D1%81%D1%82%D0%B5%D0%BD%D0%BA%D0%B0). Cette rue est plus facile à trouver car la station de métro n’a pas changé de nom, elle 🙂
    Bonne continuation dans vos recherches

  2. Fanny-Nesida

    Beaucoup d’émotion ressentie à la lecture et des frissons aussi. Parler et témoigner : lien entre l’histoire d’une famille et la grande histoire. Cela est aussi déstabilisant. Avec la chappe de plomb qui est tombée à cette époque, Adèle ne pouvait pas avoir de nouvelles de Karl et Gustav,

  3. Super travail, magnifique restitution des évènements, belle mise en situation… l’Histoire prend vie au travers d’une famille.

  4. Ce récit est captivant et fort émouvant.
    Quelle enquête extraordinaire pour une famille tragiquement abîmée par l’histoire !

  5. J’en reste sans voix ! tu as dû tourner et retourner cette histoire dans ta tête toute la nuit, j’imagine.

  6. Gillian

    Beau travail d’enquête ! Pour les Russes blancs émigrés en France, si vous voulez, une piste, l’Office français des réfugiés ouvre ses archives, et il y a des Russes ! Allez voir sur cette page pour les contactez : peut-être aurez-vous de la chance ! https://www.ofpra.gouv.fr/fr/histoire-archives/archives

    1. Brigitte

      merci
      Je sais que les grands parents de mon mari ont un dossier à l’Ofpra, je n’ai pas encore pris le temps d’y aller, il faut que je fasse ca au printemps, j’imagine que je vais encore avoir des surprises

  7. Je reste sans voix ! Admirative de ton travail de recherche et de tes talents d’écriture qui rendent le récit vivant. On dit souvent que la généalogie fait entrer la « petite » histoire dans la grande : cela prend pleinement du sens ici.
    Bon courage pour les recherches que tu ne manqueras pas de mener et merci d’en partager le fruit avec nous !

  8. Wahou. Quelle enquête ! Je suis impressionné par ta plume. Ton récit nous transporte littéralement dans cette période sombre de la Russie.

    Très bel article.

  9. C’est absolument passionnant et bouleversant. C’est toujours émouvant de pouvoir identifier, individualiser et mettre un visage sur les victimes en masse des grandes tragédies du 20eme siècle.

  10. Quelle enquête ! Ta ténacité paye. Cette découverte te /nous plonge dans une histoire lointaine qui soudainement se concrétise devant nous, avec des noms et des visages.

  11. Leur regard sur ces photos….. ils savaient …. Parler d’eux, montrer leur visage, les nommer et les rendre à leur famille (la votre), c’est à mon avis la meilleure façon de les honorer.
    De Stuttgart à Odessa ! Et maintenant Moscou ! Cette histoire est loin d’etre terminée, j’en suis sûr. Merci de la partager avec nous.
    Pierre-Louis

  12. @caillou_ancetre

    Le genre de découverte qui fait presque oublier celle qui en est à l’origine et dont on ne peut se détacher.

    Bravo pour ton récit qui reflète à fois ton incrédulité et ta satisfaction face à cette terrible découverte.

  13. Une sacrée enquête que tu mènes là… J’ai entendu parler de cette période pendant mes études universitaires mais mettre des noms et des visages sur ces évènements, ça rend toujours les choses beaucoup plus concrètes et émouvantes… Bon courage pour la suite des recherches…

    J’ai beaucoup perdu mais si mes restes de russe peuvent t’aider, c’est avec plaisir !

    Il y a à Moscou le Bahmetevsky garage (https://www.google.fr/maps/place/Bahmetevsky+garage/@55.7894634,37.6060244,17z/data=!3m1!4b1!4m5!3m4!1s0x46b54a043519b5bd:0xf37aa95fbf159088!8m2!3d55.7894604!4d37.6082131?hl=fr&authuser=0), c’est peut-être une piste pour l’adresse de Carl…

  14. Waouw…. Très ému par ton article! C’est dingue comme la généalogie peut nous couper le souffle! Je te souhaite beaucoup de courage pour trouver de nouvelles pistes dans un pays et une langue étrangère (qui plus est la Russie et ses heures sombres!) Ton mari doit être très partagé entre la joie de retrouver (peut-être) des cousins et la tristesse de découvrir le sort réservé à ses grands-oncles….

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